Sur la ZAD : « On ne peut pas vendre notre âme pour faire plaisir au gouvernement »

(Mediapart, 10 mai 2018, par Jade Lindgaard)

À quelques jours d’un comité de pilotage décisif pour l’avenir de la ZAD, ses habitant·e·s vivent un impitoyable dilemme : accepter de composer avec les règles de l’État ou se confronter à la puissance publique. Reportage.

De notre envoyée spéciale sur la ZAD.- C’est l’histoire d’une métaphore balancée par un habitant de la ZAD. Elle part d’une parabole universelle : le mythe d’Œdipe. Tu fais tout pour t’éloigner de la réalisation de l’atroce oracle qui te prédit que tu tueras ton père et coucheras avec ta mère. Mais le destin est le plus fort, et l’horreur se produit.

Quel rapport avec Notre-Dame-des-Landes ? Tu es anarchiste, tu choisis la liberté et l’autogestion, et tu te retrouves dans le cauchemar de la bureaucratie : la parcelle BZ47, tu la déclares en UTH ou en UTA ? Avec ou sans DJA ? Les superficies, on les déclare en hectare ou au mètre carré ? Tu deviens fou.

« Unités de temps humain », « unité de travail annuel », « dotation jeune agriculteur » : une danse martiale d’acronymes froids occupe les esprits de dizaines de zadistes depuis l’ouverture du processus de régularisation par l’État. Lundi 14 mai, le comité de pilotage réunissant préfecture, chambre d’agriculture, syndicats agricoles, élus et associations, en présence du ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, pourrait annoncer la signature prochaine des premières conventions d’occupation précaire avec des zadistes. Mais dès le lendemain, des expulsions et destructions de cabanes pourraient reprendre. C’est ce qu’a annoncé le chef du gouvernement, Édouard Philippe, fin avril : « Ceux qui ont choisi de ne pas s’y insérer [dans le processus de régularisation – ndlr] devront avoir quitté les lieux. »

Sur la ZAD, en partie détruite par l’opération militaire lancée le 9 avril, où les blessés par les gendarmes se comptent par centaines, cette échéance effraie et intrigue. Que va-t-il se passer dans les semaines et mois à venir ? L’État va-t-il laisser les habitant·e·s poursuivre leur vie hors normes ou va-t-il les faire ployer sous la pression des gendarmes et des contraintes administratives ? Face à ces incertitudes, les zadistes sont divisé·e·s par des sentiments, analyses, désirs et stratégies divergentes. Chacun·e se demande comment poursuivre l’histoire commune dans le bocage : par l’acceptation formelle de règles à subvertir ou par la confrontation directe avec la puissance publique.

Image supprimée par l’expéditeur. Une barricade mobile de lettres sur la ZAD (JJ).

Une barricade mobile de lettres sur la ZAD (JJ).

Dans la nuit du mardi 1er mai, jour de la fête de Beltane (Beltan en breton), quelques personnes célèbrent l’arrivée du printemps autour d’un mât de la fertilité surmonté d’une couronne d’aubépine. On jette des pelletées de braises dans un rituel improvisé de l’optimisme. Les vœux restent secrets. Des pommes de terre enrobées de papier aluminium attendent d’être braisées.

Parmi les participant·e·s, presque tou·te·s ont déposé un projet en préfecture, agricole ou artisanal. Tou·te·s veulent rester sur la zone. Remplir les fiches de la préfecture les a obligés à se projeter sur plusieurs années d’activité, une question que certain·e·s ne s’étaient jamais posée. D’où la part de jeu, de prédictions fictives dans certaines déclarations. Une manière de préserver une part de liberté tout en donnant le change à l’État, alors que le rapport de force est si déséquilibré.

Un peu plus tôt dans la journée, le soleil tombait dru sur la route D81, partiellement barrée par une barricade et une équipe de veilleurs, jumelles autour du cou. Au beau milieu du bitume, un homme prenait son bain. Une scène hilarante et inquiétante. Plus les zadistes occuperont les routes de la ZAD, plus les gendarmes reviendront. Depuis la trêve des expulsions, le 13 avril, les militaires n’ont jamais quitté la zone. Ils contrôlent les identités, arrêtent celles et ceux qui refusent de s’identifier, s’approchent de lieux de vie et menacent d’expulsion certain·e·s habitant·e·s.

« À la base, l’idée de remplir les fiches de la préfecture, c’était pour créer des barricades de papier, explique une personne du groupe en charge des précieux documents. Et puis tout le monde s’est pris au jeu : la DDTM (direction départementale des territoires et de la mer) qui nous reçoit et nous donne des conseils, et les habitant·e·s ici qui se sont mis à croire à leurs projets. » Du côté de la ZAD, aucun effort n’est négligé pour recréer du collectif dans le cadre individuel imposé par l’État : rendre les dossiers en tirage papier, sans numérotation, agrafés ensemble ; se rendre aux convocations en préfecture par groupes correspondant à des « îlots » géographiques et thématiques – à l’extérieur des camarades les attendent, sous des t-shirts « ZAD, on la joue collectif ». Nommer des parrains agricoles. S’engager à ne signer aucune convention d’occupation précaire (COP) individuelle sans les autres. Décrire des projets structurellement interdépendants.

Ainsi Lucas, le brasseur, a besoin du forgeron pour réparer ses cuves, qui lui-même a besoin des artisans regroupés au sein de « l’association partisane » pour partager des outils. Mais aussi du sérigraphiste pour fabriquer ses étiquettes. D’éleveurs pour réutiliser ses déchets de brasserie. Et du groupe de gestion forestière pour entretenir les haies de ses parcelles. « Eux, ils veulent des parcelles et des noms, explique le membre du groupe fiches. Nous, on leur répond que les parcelles sont partagées et qu’on veut un fonctionnement en commun des terres agricoles. On ne peut pas vendre notre âme juste pour faire plaisir au gouvernement. »

L’argumentaire a si bien fonctionné que lors d’une récente réunion, un fonctionnaire du ministère a lâché que le plus simple serait de leur signer une convention collective, selon un participant. Soit exactement ce que les zadistes réclament et que le gouvernement leur refuse. En quinze jours, 39 fiches couvrant quasiment tous les lieux de vie ont été déposées. « L’État va hyper vite, et veut des projets hyper sérieux, en plus il faut qu’on y croie alors qu’on n’a aucune garantie en retour », résume-t-il. Élevage de vaches, de moutons, d’escargots, fabrication de galettes, culture de céréales, boulangerie, bibliothèque, partage de semences : au moins 18 projets pourraient faire l’objet d’une convention d’occupation précaire, à signer pour un an. Un contrat éphémère qui laisse ouverte la question du devenir de la zone et de ses occupant·e·s.

Mais d’autres habitant·e·s se désespèrent de la logique des « fi-fiches » : « Encore plein de gens pensent que c’est une mauvaise idée, explique Anaël, Que la négociation avec l’État est une mauvaise idée. Cette stratégie des fi-fiches nous divise. Elle nous offre une porte de sortie vers la légalisation alors que ce n’est pas du tout notre mode de vie. Ce n’est pas du tout ce qu’on veut faire. On ne veut pas que l’État gère nos vies à notre place. Si ces fiches sont acceptées, ça changera complètement nos vies. En AG, on ne parle plus que des fiches et de comment les remplir. De comment on va parler à la préfecture. Alors qu’à la base, on est en guerre, on va se faire expulser, on nous menace, on a des blessés. Mettre les pieds dans les normes et la légalisation pour la plupart des gens qui vivaient à l’est de la zone [là où se trouvaient les cabanes détruites par les gendarmes – ndlr], c’est inacceptable. On ne va pas m’obliger à acheter de la bouffe pas périmée. Ça fait 4 ans que je suis ici. J’ai appris tellement de trucs. À avoir un équilibre un peu plus sain dans ma vie, à plus m’écouter, à jouer du violon, à plus m’affirmer, à organiser une révolution. »

Pour Alice : « Il faut obtenir une COP collective, il faut faire plier l’État par rapport à ça. Les contrats individuels ne sont pas justifiés. Si ce n’est pas collectif, ça nous va pas. On n’a rien à perdre. Il faut arrêter de lâcher du lest. Ici, c’est un espoir de ouf pour plein de gens. On a trop de soutiens. On ne peut pas lâcher sinon la lutte n’existera plus. On sera toujours soumis à des normes. »

Image supprimée par l’expéditeur. Les restes du No name, un lieu collectif de l’est de la ZAD détruit par les gendarmes (JL).

Les restes du No name, un lieu collectif de l’est de la ZAD détruit par les gendarmes (JL).

Sur la zone, l’inquiétude est d’autant plus grande que les cabanes construites en plein champ ou dans la forêt, là où aucun bâti n’existait, pourraient ne pas rester. Une partie d’entre elles sont pourtant liées à des projets agricoles qui ont bien été déposés. Sollicités par Mediapart, ni le ministère de la transition écologique, ni la préfecture de Loire-Atlantique n’ont répondu à nos questions.

Benji, qui a co-construit la Baraka, une magnifique cabane bâtie autour d’un arbre, et qui se propose d’en faire le local technique et d’organisation pour les groupes verger et moutons, explique : « Pouvoir se construire un lieu de vie digne, en concertation avec les gens qui habitaient déjà à côté, ça change tout. Ça te donne accès à un niveau de vie que tu n’aurais jamais obtenu sinon, quand tu es un travailleur pauvre. Cette cabane, on l’a construite sur pilotis pour qu’elle n’empiète pas sur les terres agricoles. Avec des matériaux de récupération, à moindre coût. Quand tu vis dans les clous, que tu souffres d’être écrasé par cette machine à fric qui crée du chômage et de la souffrance, d’un coup, apprendre à construire sa maison, c’est chargé affectivement. Ma révolte, ce n’est pas de monter sur des barricades. C’est d’améliorer mon quotidien et celui de ma famille. Qu’ils arrêtent de se faire écraser par le système. Cette histoire sensible, elle ne rentre pas dans les fiches de la préfecture. »

Autre lieu, la Riotière, en bordure du chemin de Suez. Quatre personnes y élèvent des brebis, cultivent des légumes et s’occupent de ruches. Les terres appartenaient à la ferme de Bellevue, prise par des paysan·ne·s du mouvement d’occupation en 2013. Pour Vincent : « Dès qu’on fait un pas, on se prend une baffe. C’est difficile d’avoir confiance dans le processus de régularisation et en même temps, on n’a pas le choix. Si tous les projets sont acceptés, la moitié des gens seront coincés ici avec des projets qui représentent plus que ce qu’ils espéraient. » Pour lui, la culture commune des terres de la ZAD est essentielle.

Il y a aussi la Hulotte, une cabane collective construite à l’orée de la forêt de Rohanne. Ses usager·e·s ont déposé un projet de maraîchage avec des chevaux de trait et de débardage. Ils prévoient jusqu’à dix hectares d’activité, en lien avec le brasseur – qui y cultive son orge – la ferme du Liminbout, le chantier école de menuiserie qu’ils vont alimenter en légumes, le galettier dont ils partageront le moulin. « Ces régularisations, c’est un processus de long terme, explique Véro. Je m’engage comme je n’ai jamais pris d’engagements dans ma vie. J’ai envie de rester parce que c’est beau ce qu’on a fait. Tout ce qu’on a appris, c’est riche, c’est vivant. J’ai appris à manier un tracteur, à faire du fromage, à faire de la mécanique. Ça m’aurait pris dix ans dans le vrai monde. Ici, tout le monde apprend à tout le monde. »

Pourtant des ouvertures existent. Jean-Paul Naud, le maire de Notre-Dame-des-Landes, a été élu en 2008, l’année de la déclaration d’utilité publique de l’aéroport. Il ne s’est quasiment jamais rendu sur la ZAD et n’a pas souhaité jusqu’ici rencontré les zadistes, qu’il voit comme des personnes « contre la société en général». Il dit que ses administrés ne comprennent plus leur présence, trouvent la ZAD sale et veulent retrouver le libre usage de leurs routes. Mais ajoute : « Tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a de la place pour tout le monde. Il faut juste que les habitants ne s’installent pas sur la zone humide. »

Il n’est pas favorable à une évacuation totale de toute la zone : « C’est au début qu’il fallait s’en occuper. Maintenant ça fait dix ans qu’ils sont là, il faut faire avec. » Avec les communes alentour, il prépare un plan local d’urbanisation intercommunale. Les cabanes construites sur des anciens hameaux, des lieux déjà bâtis, vont rester. Les autres, non, pour protéger la biodiversité de la zone, dit-il. Mais il ne se voit pas en exiger la destruction. « Peut-être peut-on les déplacer ? Ce sont des habitats légers après tout. »

Le processus de régularisation crée de multiples points de pression sur les habitant·e·s de la ZAD. Il ne s’agit pas seulement de remplir les fiches et de signer éventuellement des COP. Il faudra ensuite obtenir une autorisation d’exploiter, passer devant une commission départementale d’attribution, éventuellement entrer en concurrence avec d’autres repreneurs.

Une « machine à broyer », s’inquiète Marcel Thébault, agriculteur historique sur la zone avec son épouse, Sylvie. Il déplore que l’État impose un schéma trop lourd pour des projets parfois pensés à très petite échelle, avec moins de 10 hectares. « Les zadistes ont donné leurs noms, comme on leur a demandé et maintenant avancent sans garantie de pouvoir rester, et toujours avec la peur d’une nouvelle évacuation. » Trois semaines après le début de l’opération militaire d’expulsion, les Thébault se disent « au bord de l’épuisement ». Si des évacuations et démolitions reprennent, « on va rester 15 jours cloîtrés », prévoient-ils. « C’est une lourde charge mentale, une situation comme ça, et entendre sans cesse les tirs de grenades, cela agace. » Ils s’inquiètent aussi des divisions au sein du mouvement d’opposition à l’aéroport. Un écart se creuse entre des figures historiques, comme le paysan Julien Durand, ou l’ancienne maire du Bouguenais, Françoise Verchère, et les habitant·e·s de la ZAD.

À quelques kilomètres de là, l’habitant d’une cabane de la ZAD s’inquiète : « Ils veulent nous faire déserter. On nous ampute du territoire qu’on a défendu. Les jardins sont remplis de gaz lacrymogène. L’administration, c’est le champ de bataille de l’État. Si tu veux être sûr de perdre à un jeu, joue avec celui qui a inventé les règles. »

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